Cela fait maintenant un peu plus d'un an que j'ai mis les orteils de l'autre côté du miroir et que j'exerce avec bonheur et passion le métier de libraire *soupir d'aise*. Cependant, si j'ai surtout pu côtoyer des clients adorables, curieux, passionnés, j'ai aussi eu droit plusieurs fois à des remarques ou des questions qui ont eu le don de me faire grincer des dents.
J'ai pesé le pour et le contre, et puis j'ai décidé de vous parler de dix petits phrases qui énervent ou attristent les libraires. Toutes les questions et remarques listées ci-dessous m'ont bel et bien été adressées plusieurs fois au cours de ma première petite année de travail. Et bien sûr, je ne parle qu'en mon nom, mais je pense que pas mal de mes collègues se retrouveront dans mes propos! C'est parti.
"Arrête de lancer/jeter/mordre/déchirer/torturer/malmener ce livre, sinon la dame va se mettre en colère!"
Nous sommes en présence d'un parent qui trimbale un gamin chahuteur. Le petit ange, âgé généralement de 0 à 6 ans, n'a qu'une piètre expérience du livre, ignore souvent que c'est fragile, que ça s'arrache ou que ça ne se jette pas au sol comme un jouet en plastique (enfin en tous cas, on n'a pas dû le lui dire à la maison). Le petit ange est aussi souvent dans ces cas-là un sale gosse qui s'ennuie, en a marre de faire les courses et veut partir le plus vite possible. Le parent (mère, père, grand-père, grand-mère, tonton, nounou, cousine) est démuni. Au lieu de faire les gros yeux et de menacer l'enfant d'une correction sévère mais juste si jamais il ne cesse pas son holocauste, voire de profiter de l'occasion pour une petite leçon ludique sur la fragilité du papier, il tente un clin d’œil envers la libraire qui n'a rien demandé et lui demande implicitement, à elle, d'exercer son autorité pour arrêter le massacre.
Non seulement c'est de la démission pédagogique pure, mais c'est vicieux : notre travail n'est pas de faire peur aux enfants, ni de leur apprendre qu'un livre ne se regarde que de loin. Aux clients de faire en sorte que leurs enfants ne bousillent pas la moitié d'un rayon sur un coup de tête.
"Vous savez s'ils l'ont chez [insert nom d'un concurrent]?"
Bon déjà on pourrait débattre de la portée éthique d'une telle question. Mais surtout, avec cette question, on met le vendeur mal à l'aise: s'il connaît la réponse, il a des scrupules à la donner et rend un mauvais service au client : s'il ne sait pas, il passe pour le vendeur qui veut absolument qu'on achète dans son magasin... Éviter donc de poser des questions sur le stock des autres librairies. C'est plus sympa!
"Je vais vous demander directement, ça m'évitera de chercher!"
Nous, libraires, savons très bien que la moitié du temps, quand un client s'adresse à nous, c'est qu'il ne trouve pas le livre qu'il cherche, qu'il ne sait pas où chercher, ou qu'il est pressé. Nous vous servons avec plaisir de GPS livres : après tout, on connaît les rayons comme notre poche et on aime vous rendre service. Mais nous jeter à la figure notre statut de chien renifleur pour faire gagner du temps, c'est manquer de tact. Je sais très bien que derrière cette phrase, on cherche juste à nous signifier qu'on est un peu paumé et qu'on a besoin d'aide, mais je préfère qu'on le dise autrement. "J'ai besoin de votre aide", "Je cherche un livre", c'est plus neutre et plus sympa.
"Pourtant sur Amazon il est moins cher!/On va aller à la FNAC c'est moins cher..."
Les livres
neufs sont au même prix
partout,
c'est la loi, c'est comme ça depuis des années. La seule différence de prix que l'on peut avoir sur le livre est à hauteur de 5%, et les librairies appliquent différemment cette petite baisse tarifaire: chez certains, elle s'applique au bout d'un certain nombre d'achats, chez d'autres, il faut avoir la carte de fidélité, d'autres encore l'appliquent directement. Mais 5% c'est vraiment pas grand chose et vous trouverez vos livres en librairies au même prix. Sur Internet, en revanche, on peut revendre ses livres d'occasion au prix que l'on veut (des bouquinistes mais aussi des particuliers revendent des livres de seconde main à des prix très intéressants). Cela reste du livre d'occasion.
Ces remarques sur le prix du livre sont épuisantes, car malgré le fait que la Loi Lang soit appliquée en France depuis 34 ans(!), les clients restent persuadés que les libraires fixent des prix différents, qu'ils peuvent faire des ristournes facilement et qu'on peut marchander le prix d'un livre avec le libraire. Non. On ne peut pas. C'est très très réglementé, et c'est grâce à ça qu'il reste malgré tout une multitude de librairies indépendantes en France. Le même livre, neuf, sera à peu de choses près au même prix partout. C'est dit.
"Je cherche un livre pour quelqu'un que je ne connais pas, n'importe quoi, je m'en fiche."
Tu t'en fiches? Ah donc en fait tu veux que j'offre un cadeau à ta place? On n'est pas au drive, ici, et un livre ça ne se choisit pas comme une barquette de fraises. Donc bon si généralement je me débrouille pour proposer un truc passe-partout avec un grand sourire, au fond de moi j'ai envie de pleurer.
"Il ne lit que des mangas/BD/romans illustrés/documentaires, moi j'aimerais qu'il s'intéresse à de vrais livres."
Bon, ça, ça concerne surtout les littératures qui ne sont toujours pas considérées par le grand public comme de l'Art, à savoir presque tout ce qui contient des images. On peut chipoter et dire que techniquement parlant, tout ces genres cités ci-dessus sont des livres et que je pourrais m'amuser à reprendre les clients sur les termes qu'ils emploient. Mais on comprend bien que le parent (c'est souvent un parent méprisant les lectures de son enfant) voudrait que sa progéniture lise de gros livres avec plein de petits caractères, quitte à ce qu'elle abandonne toute relation de plaisir à la lecture pour devenir une PersÔnne cultivée. Je pars du principe que le plus important c'est de lire, peu importe quoi. Le manga, la BD, la littérature jeunesse regorgent tous de trésors narratifs, de bijoux graphiques et d'histoires merveilleuses qui aident à grandir et à trouver ses goûts en matière d'imaginaire. Ils peuvent tous être de merveilleux portails vers d'autres livres plus adultes et moins imagés, tant qu'on laisse le lecteur s'enrichir tout seul de choses qui lui plaisent.

"Comment, vous ne connaissez pas [insert nom d'auteur/titre de livre inconnu]? Et vous vous prétendez libraire!"
Tous les libraires ont leur domaine de prédilection. Quand on sait qu'il y a eu
68000 nouveautés parues en 2014 (et je ne vous parle que des nouveautés! Imaginez avec toutes les rééditions et réimpressions!), on ne peut pas attendre d'un libraire de toutes les connaître et de tout savoir sur leurs auteurs. A ceux qui pensent qu'il n'y a que quelques centaines de livres qui arrivent chaque année et qu'il est possible de se tenir informé de chaque nouveauté, je propose de se rendre au prochain salon du livre, d'acheter un exemplaire de chaque nouveau titre paru et de tous les lire en moins d'un an. Vous allez bien vous marrer.
"Moi je n'achète plus de livres, c'est bien trop cher pour du papier!"
Le livre est un objet de luxe. De petit luxe, mais luxe quand même. On ne peut s'offrir des livres que quand on a payé son loyer, ses factures, ses frais, qu'on a rempli son frigo, qu'on a des chaussures confortables, un manteau chaud pour passer l'hiver... On ne s'offre un livre qu'avec de l'argent qui reste quand le nécessaire est assuré. Je peux comprendre qu'un livre de poche qu'on ne va lire qu'une fois et qui nous coûte 8€, bah ça peut être tendu pour beaucoup de gens. C'est pour cela entre autres que les merveilleux endroits que sont bibliothèques existent. Mais un livre n'est pas que du papier, et son prix est souvent justifié.
Je vous invite à lire ce mini-article ici pour mieux vous rendre compte du nombre de gens qu'on doit payer pour la mise en vente d'un livre! Vous n'achetez donc pas que du papier, mais vous payez aussi le travail de l'auteur, de l'éditeur, du maquettiste, du correcteur, de l'imprimeur, du transporteur, du diffuseur
et du libraire... Quand on comprend pourquoi les choses sont au prix qu'elles sont, c'est parfois un peu plus facile à accepter, non?
"Les gens ne lisent plus."
Et bien allez-y, prenez mon tendre petit cœur de libraire et découpez-le avec un épluche-légumes émoussé, tant que vous y êtes! Bien sûr que les gens lisent. Il n'y a jamais eu autant de gens qui savent lire et écrire sur Terre depuis l'apparition de l'écriture. Bon par contre les gens lisent souvent n'importe quoi, et le plaisir actif de la lecture peut être fastidieux, considéré comme une perte de temps dans un monde où tout, y compris la détente, doit être immédiat. Mais les gens lisent. Les jeunes lisent aussi, et de plus en plus. Pas tous, pas de la grande littérature forcément, mais ils lisent.
"C'est ça ton plan de carrière? Vendre des bouquins?"
C'est peut-être la pire chose qu'on m'ait dite, et comme vous pouvez l'imaginer, ça n'a pas été dit par un inconnu. On m'a demandé si ce n'était pas un gros gâchis d'avoir fait deux Masters (beu heu) pour finir par vendre de la papeterie. On m'a demandé si je savais que ce n'était pas une carrière où l'on pouvait espérer avoir une résidence secondaire en Camargue. On m'a dit que je voulais être en jeunesse parce que j'avais peur d'être une adulte. On m'a dit que j'étais fainéante et que je voulais juste avoir accès à des livres gratuits (!). On ne fait pas libraire pour
faire carrière, on fait libraire par passion et pour partager cette passion. On devient libraire pour aider ceux qui se perdent dans le monde foisonnant de la littérature à trouver un chemin qui leur plaira. Pas pour mettre des sous de côté en attendant la retraite.
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Je serais curieuse de savoir s'il y a des choses qui vous étonnent, qu'il s'agisse des questions des clients que vous trouvez étranges, ou bien de mes petites explications! Je serais également ravie d'avoir des retours de vos propres expériences en tant que client de librairie, habitué(e) de bibliothèque, ou bien professionnel du livre. Avez-vous des choses à ajouter? Voulez-vous rebondir sur certains détails? Continuons la discussion dans les commentaires!