Cela fait longtemps que je veux aborder un petit sujet qui me cause de gros soucis. Rien de grave, rien de terrible, vraiment, on peut tout à fait vivre sa vie avec honnêteté et bienveillance sans jamais avoir à se préoccuper de cette question.
Par contre si vous êtes quelqu’un qui lit et qu’il vous arrive de lire de la littérature de jeunesse, lisez-moi bien attentivement.
Dans ce domaine-là, je commence à m’y connaître : dix ans de librairie spécialisée, des centaines d’albums, de cartonnés et de petits romans dévorés, bref vous devriez déjà le savoir, c’est ma came et mon cheval de bataille. Et il y a une phrase qui me donne envie de prendre des gens en otage pour leur faire un petit cours particulier bien musclé.
Une phrase que je lis et entends partout. Dans la bouche de mes client·e·s, dans les avis de lecture sur les réseaux sociaux, dans les commentaires des parents, dans les pitchs que font mes représentant·e·s, et même parfois quand mes proches me parlent des derniers livres qu’ils ont lus. Ça me chatouille la veine de la tempe façon personnage de manga et je dois faire chaque fois preuve de beaucoup de patience pour que ça ne finisse pas en bras de fer de vocabulaire.
Alors à la place j’écris sur mon petit blog, franchement ça pourrait être bien plus violent cette histoire, je prends vachement sur moi.
Mais Jeanne, quelle est cette phrase, me demanderez-vous?
C’est ce petit commentaire à l’allure innocente, celui que l’on fait quand on ferme un roman jeunesse et qu’on hausse les épaules (parfois avec un peu de dédain) :
“C’est trop jeunesse.”
Parfois, pour certain·e·s de mes client·e·s, c’est une question:
“Vous êtes sûre Madame la Libraire? Ce n’est pas un peu trop ‘jeunesse’?”
"C’est trop jeunesse" Mais qu’est-ce que ça veut dire?!
On inspiiiire, on expiiiire…
Ce n’est qu’une petite phrase de rien du tout, prononcée sans penser à mal, mais il faut que cela cesse.
Je sais ce que vous voulez dire. Vous voulez dire : “Je me suis ennuyé·e”, “C’était trop cliché”, “L’écriture est vraiment pas ouf”, “C’était très commercial”, “L’intrigue est trop facile”, “Je ne m’identifie pas aux personnages”, “…
…”Ce n’est pas de la vraie Littérature”.
Si, si, au fond, c’est un petit mélange de tout ça, que ça signifie. Je le sais, parce qu’il suffit qu’un roman jeunesse soit particulièrement aimé par les adultes pour qu’on entende très facilement une autre phrase:
“C’est tellement bien que ça pourrait être de la littérature pour adultes.”
Ou bien sa sœur jumelle : “Je n’aurais jamais cru que c’était de la jeunesse.”
Surprise! Dès qu’un roman jeunesse rencontre à la fois un succès d’estime et un succès populaire, c’est simple : on essaie de l’extraire de son rayon et on l’habille de bandeaux et de compliments pour le faire passer pour un roman “vieillesse” qu’on a gentiment prêté un temps aux enfants.
Quand “jeunesse” est utilisé comme un adjectif en littérature, c’est pour désigner les livres qui sont pensés, écrits, édités, produits et promotionnés pour les enfants. “La littérature jeunesse”, c’est un terme relativement très récent qui désigne une catégorie de productions littéraires pour la jeunesse, dont les contours sont flous et évoluent en même temps que les “jeunes” eux-mêmes. A chaque époque le rapport de la société à sa jeunesse change et la catégorie même des “jeunes” ne signifie pas la même chose dans l’Amérique des années 50 et dans la France de 2025.
MAIS quand “jeunesse” est utilisé comme un adjectif pour définir la qualité d’un texte et bah désolée, ça ne veut rien dire.
C’est un mot fourre-tout dans lequel, sans le savoir, on véhicule finalement une méconnaissance et un mépris pour la (littérature) jeunesse.
Mais qu’est-ce que je peux dire alors?!
Pas de panique, je ne vais pas vous laisser comme ça. Voici une petite liste de conseils pour convenablement critiquer votre texte jeunesse.
Au lieu de dire “C’est trop jeunesse”:
- quand ça signifie “J’ai l’habitude de lire des textes différents” (intrigues plus complexes, écriture plus exigeante, sujets plus sombres ou plus matures, scènes plus difficiles…) → “C’est trop différent de ce que je lis d’habitude” ou si vous n’avez pas accroché, “Ce n’est pas pour moi”. Vous avez le droit de vous dire que ce n’est pas votre came, mais ne mettez pas tout sur le fait que c’est un livre pour enfants. Quelqu’un qui n’aime pas lire de thrillers et qui essaie un roman bien glauque avec des gens coupés en tous petits morceaux qu’on retrouve aux quatre coins d’une ferme abandonnée, je peux vous dire qu’iel va penser la même chose : “Ce n’est sans doute pas mauvais, mais ce n’est vraiment pas pour moi” (et iel ne dira jamais “c’est trop thriller”).
- quand ça signifie “J’ai lu ça cent fois” (motifs qui reviennent souvent, dynamiques de personnages qu’on a beaucoup vues, manque d’originalité dans l’univers créé…) → Critiquez le genre. Surprise, en littérature jeunesse, il y a quasiment tous les genres représentés en littérature vieillesse. Et si vous trouvez que vous lisez trop d’histoires à base de “iel-est-l’élu·e-mais-ne-l’a-pas-décidé-et-iel-doit-sauver-le-monde-d’une-menace-magique-à-l’aide-de-ses-deux-ami·e·s”, questionnez la surabondance de clichés dans la fantasy.
- quand ça signifie “Tous les livres jeunesse que j’ai lus se ressemblent je n’en peux plus” → Critiquez la surproduction littéraire. Il n’y a jamais eu autant de livres publiés, je peux vous dire que les libraires n’en peuvent plus non plus, que naviguer dans les programmes de nouveautés donne le tournis. Il y a trop de livres, et beaucoup n’existent que parce qu’il faut surfer sur des tendances sans avoir de véritable qualité littéraire. Ça peut être étouffant et c’est légitime!
- quand ça signifie “C’était nul” (incohérences, écriture mauvaise, personnages qui font des choix absurdes, aucune surprise…) → “C’était nul”. Beh oui, comme en littérature vieillesse, des fois les livres sont nuls. Alors ne soyez pas vaches, n’allez pas étaler votre déception sur les réseaux sociaux, pensez aux cœurs des auteur·rice·s. Et avec vos proches, argumentez votre propos : qu’est-ce qui était nul à vos yeux, exactement?
- et quand ça signifie “Je n’ose pas dire que j’aime lire de la littérature jeunesse parce que je suis un·e adulte respectable qui lit de vrais livres” → effectivement, vous n’étiez pas le public cible pour ce bouquin, il n’empêche que vous avez le droit de l’apprécier et de passer un bon moment. Il n’y a pas plus puéril que d’avoir peur d’avoir l’air puéril, non? Essayez plutôt : “C’était vachement chouette j’ai passé un bon moment” 😀
Et dernier point, au lieu de dire “C’était super pour de la jeunesse”, dites: “C’était super”. Enlevez le jugement de valeur, admettez que vous avez juste aimé votre lecture, même si vous faites partie d’un public accidentel pour ce titre. Et si vous devez argumenter auprès d’un·e proche qui hausse les sourcils quand il comprend que le livre dont vous parlez s’achète au rayon enfants, n’hésitez pas à vous inspirer de mon article pour le sortir de ses a priori.
Ce que ça dit de notre rapport à l’enfance
Je n’ai pas fait de recherches théoriques mais il me semble qu’être sans cesse surpris de trouver des œuvres de qualité quand elles sont adressées à la jeunesse, ça montre que notre société a beaucoup de mépris pour l’enfance. Qu’on ne l’écoute pas, qu’on ne la regarde pas, qu’on ne la prend pas en considération, qu’on estime qu’elle ne mérite pas d’avoir de belles œuvres parce qu’elle ne saura pas les apprécier.
C’est Clémentine Beauvais qui écrivait sur son blog : “Les adultes doivent apprendre à accepter l’existence d’une littérature d’excellence dont ils ne sont pas les destinataires privilégiés.” Il n’y a pas à se sentir exclu·e parce que le livre que vous avez aimé se trouve dans un rayon qui ne vous est pas dédié. Les enfants s’emparent de la littérature vieillesse tout le temps, vous avez le droit de faire des incursions en littérature jeunesse et d’aimer ça, même si ça n’a pas été écrit pour vous.
Et vous avez peut-être dévoré La Passe-Miroir en vous demandant bien ce que ça faisait au rayon ado, n’empêche que ça a été écrit, édité, publié et promotionné pour des ados. Ça ne veut pas dire que vous devez vous excuser ou vous expliquer sur le plaisir que vous avez eu à lire cette série.
Je conclurai en disant que “C’est trop vieillesse de mépriser la littérature jeunesse”.
Et bim.
Il y a encore plein de choses à dire et je ferai sans doute un second article sur ce sujet, mais je suis curieuse d'avoir vos ressentis, n'hésitez pas à me laisser quelques commentaires pour me dire ce que vous pensez de tout ça!
Perfecto, j'ai rien à ajouter tant les termes ont été dits. Bravo maestro !
RépondreSupprimerJe vous découvre aujourd'hui sur Mastodon et je vous remercie pour ce cri du cœur pour défendre la littérature jeunesse et partager votre passion.
RépondreSupprimerTrès juste ! J'ai déjà prononcé certaines de ces phrases sans me rendre compte de tout ce que ça signifiait réellement...
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