La littérature jeunesse a toujours été une éclaireuse. Elle est la marmite magique où bouillonnent les idées nouvelles, les utopies ensoleillées et les lendemains qui chantent.
Ces dernières décennies, on a vu déferler dans les rayons des livres un peu moins roses et bleus, blancs, neurotypiques, validistes. Quelle bouffée d’air frais! Enfin, les livres que nous mettions à disposition de la jeunesse représentaient un peu mieux la vraie vie, riche et pétillante. Ces tendances suivaient les mouvements sociaux : les soulèvements lors de #MeToo ou de #BlackLivesMatter, de meilleures compréhensions des troubles neuroatypiques, un climat propice à une plus grande expression des identités LGBTQIA+, une prise de conscience croissante de l’urgence climatique…
Mais il y a encore du chemin à faire, et à l’heure où les fascismes montent en puissance partout dans le monde et les discours de haine décomplexés pullulent dans la sphère publique, les auteur·ices, éditeur·ices et illustrateur·ices ont un rôle à jouer. Et les libraires, médiathécaires, professionel·les du livre et de l’enfance se doivent d’accompagner les efforts éditoriaux pour encourager la jeunesse à cultiver l’espoir, l’empathie et la joie d’être soi-même.
Alors profitons de ce centième numéro de Citrouille pour imaginer de nouvelles recettes. Coiffons nos chapeaux pointus et penchons-nous sur notre chaudron : essayons d’y mettre ensemble, professionnel·les du livre, lecteur·ices curieux·ses et rêveur·ses de demain, les ingrédients pour une littérature jeunesse plus savoureuse.
D’abord, laisser la parole aux personnes concernées. La plupart des récits ownvoice* que nous avons en littérature jeunesse en francophonie sont des traductions de l’anglais. L’édition française est encore frileuse à l’idée de publier des livres écrits par des auteur·ices minorisé·es, prétextant parfois que cela rendra le texte “communautaire” ou “trop niche” et qu’il n’aura pas de succès commercial. Les maisons d’édition préfèrent miser sur des succès qui ont fait leurs preuves en anglophonie pour diversifier leur catalogue plutôt que de défendre des textes francophones. Il y a donc très peu de textes qui représentent la spécificité francophone de certaines expériences minorisées. Par exemple, nous avons des dizaines de romans young adult, dans la veine de The Hate U Give d’Angie Thomas, qui dépeignent le racisme systémique américain : nous avons encore trop peu de récits qui mettent en scène ce que c’est d’être noir·e en France, pays qui a une histoire coloniale et un rapport à la race très différents des Etats-Unis.
*ownvoice : ”sa propre voix” en anglais : terme créé par Corinne Duyvis, il signifie que le livre, s’il parle d’une personne ou d’un groupe marginalisé, a été écrit par quelqu’un qui fait partie de ce même groupe marginalisé.
Attention, il n’est pas question d’interdire aux auteur·ices d’écrire sur des sujets qui ne les concernent pas directement! Tout le monde peut s’emparer de tous les sujets! Mais il serait peut-être judicieux de systématiser le recours à des spécialistes de la relecture sensible. La relecture sensible consiste à faire appel à un·e spécialiste du sujet dont il est question dans le livre, qui est généralement concerné·e par la question, pour qu’il ou elle apporte un éclairage sur le texte et indique les problématiques liées à certaines expressions ou façon d’écrire les personnages. Par exemple, il ou elle peut suggérer l’utilisation d’une autre expression à la place de celle employée initialement pour décrire le physique d’un personnage, en expliquant que le texte original est porteur de biais discriminants. Libre à l’auteur·ice de prendre ces suggestions en compte : le tout est de prévenir que “cette phrase tournée de cette façon peut faire du mal à quelqu’un” (Kanelle Valton, relectrice sensible). Cette pratique est systématique dans les pays anglo-saxons, et de plus en plus de spécialistes proposent leurs services en France.
On aimerait beaucoup que les personnes marginalisées puissent vivre des aventures entre les pages qui ne soient pas en rapport avec leur marginalisation. On veut plus de petites héroïnes grosses qui vivent autre chose qu’une histoire de régime, des petits héros malentendants qui explorent des mondes magiques, des adolescents neuroatypiques qui vivent une grande histoire d’amour, des jeunes gens non-blancs qui vivent autre chose que des violences policières! La réalité est bien plus inventive que la fiction, il faut s’en inspirer! Il pourrait être aussi intéressant de développer l’accessibilité à la lecture pour les publics empêchés : à l’heure où les diagnostics de troubles dyslexiques et de troubles de l’attention se multiplient, s’assurer que les catalogues soient les plus accessibles possibles permet à certains publics éloignés de la lecture de s’en emparer. On aimerait plus de livres dys, de livres en FALC*, de livres audios dès la sortie des titres, et pas des adaptations dix ans plus tard!
*FALC = Facile à Lire et à Comprendre. C'est une méthode qui a pour but de traduire un langage classique en langage compréhensible par tous. Le texte ainsi simplifié peut être compris par les personnes en situation de déficience intellectuelle, mais aussi par d’autres comme les personnes dyslexiques, malvoyantes, les personnes âgées, les personnes qui maîtrisent mal le français.
Enfin, il conviendrait peut-être que chaque maison d’édition questionne son catalogue, que chaque librairie interroge son assortiment, que chaque médiathèque étudie son fonds, afin de vérifier que toutes et tous peuvent se sentir visibles. L'invisibilisation est la grande ennemie de l'altruisme et de l'ouverture d'esprit, alors rendre visible est un acte politique et humaniste. Rendre visible, c'est valider le droit à toutes les expériences humaines d'exister et de prendre de la place. Il existe des tas de ressources pour diversifier sa bibliothèque, il faut s’en emparer.
Nous avons donc déjà à notre portée tous les ingrédients qu’il nous faut : à nous de trouver une recette épatante pour qu’au numéro deux cents de Citrouille, nous soyons fières du chemin parcouru!
Je suis curieuse de connaître votre avis sur ces questions! N'hésitez pas à me laisser des commentaires pour me dire ce que vous, vous espérez voir dans la littérature jeunesse de demain!
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire