Les amis, j'ai un truc à vous raconter. Une expérience hors du commun, presque une révélation, une épiphanie! Je termine cette année ma seconde année de Master Métiers du Livre Jeunesse à l'université de Lille 3. J'avais déjà une maîtrise d'anglais - où j'avais travaillé sur Peter Pan, on ne se refait pas - et cette formation a été pour moi une chance, autant sur le plan professionnel que personnel. Je vous ferai une autre fois la longue liste des grandes qualités de ce Master, c'est promis, mais en attendant, il faut que je vous parle de mon stage.
Nous devons réaliser au moins quatre mois de stage dans une entreprise liée à la littérature de jeunesse, de préférence l'édition ou la librairie. Moi, les deux m'ont toujours intéressée, et j'ai déjà roulé ma bosse en édition amateur via des fanzines et des associations. Mais je n'avais pas les moyens de partir quatre mois à Paris, à Bruxelles ou à Londres pour travailler dans une maison d'édition, et peu de choix s'offraient à moi.
Je me suis alors tournée vers une librairie spécialisée dans la jeunesse, tout près de chez moi. J'aimais déjà beaucoup discuter avec la libraire, et nous papotions de plus en plus à chacune de mes visites depuis mon entrée dans ce Master (je lui demandais de me trouver des éditions improbables de Mary Poppins ou Percy Jackson, son courage dans ces quêtes difficiles m'a toujours impressionnée). En juin dernier je lui dis qu'il va falloir que je fasse un stage, et j'évoque l'idée de lui soumettre ma candidature. J'ai à peine formulé l'idée qu'elle me répond très vite "oui". Mon coeur danse la samba et je me débrouille pour faire ma convention de stage dans les plus brefs délais.
Le mardi quinze octobre 2013, je passe la porte de la librairie et pose mes affaires dans la réserve. Je serai à la librairie quinze heures par semaine pendant deux mois. Au début, je suis extrêmement intimidée, moi qui pourtant ne suis pas d'un naturel stressé, et je mets un peu de temps à prendre mes marques et des initiatives. Mais la libraire, passionnée, douce et patiente, prend le temps de me guider et de me dévoiler une à une les petites ficelles de son joli métier.
On pourrait croire que le métier de libraire est avant tout un métier de commerçant. C'est en partie vrai. La masse de travail liée à la gestion du stock, à la réception de commandes de collectivités, au suivi des factures ou aux comptes de caisse est immense. Mais c'est en fait et surtout un métier très humain. Beaucoup des gens qui passent la porte de la librairie le font de façon très occasionnelle, ou sont à la recherche de quelque chose de particulier. Ayant la chance d'avoir une formation à la fois théorique et professionnelle sur la littérature de jeunesse, j'ai adoré aller à la rencontre des publics qui côtoient la librairie. Dans ce petit (ahem) billet introductif, j'ai choisi de vous donner des exemples des choses qu'on m'a demandées pendant mes deux mois de stage.
Je travaillais donc dans une librairie jeunesse, qui a l'avantage de se situer sur le trajet du marché : les mercredis et samedis, il était fréquent qu'une jeune personne entre seule dans le magasin pour choisir un livre pendant que ses parents terminaient les courses du jour - et parfois, plus fréquemment qu'on ne le pense, une personne moins jeune aussi. Et on a des demandes de ce genre:
Là, c'est un moment jubilatoire pour le libraire. On peut partager avec un autre amateur de bonnes lectures les derniers coups de coeur, débattre autour d'un livre lu et spéculer sur la suite d'une série. C'est toujours un moment un peu magique quand on voit quelqu'un repartir avec un livre qu'on a adoré, qu'on a conseillé, et que la personne a pris sans se poser d'autres questions que celle de savoir si vous, vous aviez aimé.
Je suis du genre à me battre contre les stéréotypes des libraires élitistes qui froncent le nez ou poussent un petit soupir méprisant quand un client ose leur demander s'ils ont le dernier Marc Lévy ou la premier tome de Twilight. Je pense avoir côtoyé suffisamment de librairies pour me rendre compte que ce cliché n'en est malheureusement pas toujours un, et entendre des futures collègues glousser quand un jeune garçon s'est trompé sur le nom de l'auteur d'Alice au Pays des Merveilles. Car évidemment, ce genre de choses arrivent:
En l’occurrence, c'est un prof de français d'un collège de la ville qui fait lire Alice à ses élèves. Dans une classe, tous les jeunes ne sont pas forcément des lecteurs chevronnés : beaucoup ne lisent que ce qu'on leur fait lire pour l'école. Un jeune homme de troisième entre dans une librairie - lieu qui lui est méconnu, voire inconfortable - vient vous voir - ce qui demande de mettre sa timidité dans sa poche - et vous demande si vous avez le livre dont il a besoin - il vous demande un renseignement : le libraire est à son service, et n'a pas à glousser ou à le corriger s'il se trompe sur le titre ou l'auteur. J'ai vu suffisamment de scènes de ce genre que j'en viens à être outrée. Une librairie est un lieu de partage, d'échanges et de transmission : il faut participer à briser cette tendance qui fait des librairies des sanctuaires du savoir qu'il faut être digne de pouvoir pénétrer. C'est absurde et ridicule. Et ça n'aide en aucun cas les libraires à donner l'envie de venir les voir, au lieu d'aller sur Amazon.
J'ai d'ailleurs observé la libraire aider quelqu'un qui lui avait demandé ceci:
C'est une situation délicate : il s'agit d'un adulte qui veut s'intéresser à un domaine qu'il ne connaît que mal. Cela demande du doigté, de la finesse et beaucoup de compréhension pour choisir un livre qui correspondra à la demande faite, surtout dans une librairie jeunesse où l'on ne veut, paradoxalement, en aucun cas infantiliser les clients. Pour la petite anecdote, la libraire lui a conseillé les premiers tomes de Hunger Games de Suzanne Collins et Uglies de Scott Westerfeld, pour leur écriture dynamique, le grand taux de suspense qui stimule la lecture et les thèmes sérieux et sombres qui y sont abordés.
A force de déambuler dans ma bulle universitaire et professionnelle de contacts, d'amis et de relations qui apprécient la littérature de jeunesse et ne se posent plus la question de sa légitimité, l'expérience en librairie m'a fait cependant prendre conscience que dans l'esprit général, la chose est loin d'être évidente. Jugez plutôt:
Qu'à l'université, les snobinards de Lettres Classiques pensent que nous passons notre temps à lire des albums du Père Castor parce qu'il y a des images, c'est un peu agaçant mais c'est de bonne guerre (on leur répond que plus personne ne parle latin et qu'il faut vivre au XXIème siècle, à ces petits gars! ^^). Mais que le grand public pense que les libraires spécialisés dans la jeunesse le sont par opportunisme (ça vend plutôt pas mal) ou par dépit (ils préfèreraient le rayon littérature contemporaine mais il n'y avait plus que ça), ça m'a beaucoup perturbée. J'ai parfois tenter de sortir la phrase magique, "Une bonne histoire est une bonne histoire pour tout le monde", mais j'ai récolté plus de sourires attendris ou de haussement de sourcils agacés que de curiosité et d'interrogations. Malgré les succès phénoménaux de grandes oeuvres de littérature de jeunesse, malgré le fait évident que ces livres sont lus parfois plus par des adultes que des enfants, malgré l'acceptation générale que cette littérature recèle tout un tas de trésors, le mépris de la littérature de jeunesse, ce "sous-genre", est toujours profondément ancré dans la tête des gens.
Et je pense que je vais faire de ce combat mon cheval de bataille pour les années qui viennent. J'ai la chance d'avoir une formation qui m'a ouvert les yeux sur l'omni-présence médiatique ou l'impact important de cette littérature dans notre société, et j'aimerais beaucoup réussir à convaincre quelques personnes de cette légitimité. Il y a encore beaucoup de boulot, mais j'ai plusieurs cordes à mon arc!
D'autant que la littérature de jeunesse a une place majeure dans l'éveil de la curiosité, l'accompagnement et le développement des enfants. Les livres permettent de faire comprendre ce qu'on a parfois du mal à dire. Des choses parfois difficiles. Je m'en suis surtout rendue compte quand on m'a demandé, à quelques jours d'intervalle:
Comment rester professionnelle et efficace dans ces cas-là? Le coup de pression est atroce, mais il faut rester détachée et farfouiller dans le magasin pour trouver quelque chose qui devrait correspondre. Nous avons toujours fini par trouver, mais c'est le genre de demandes qui vous restent en tête et qui vous travaillent pendant des jours.
Je peux par contre vous parler des demandes farfelues, qui font bien rire, qu'on a eues de certaines personnes, ce genre de gens qui sont à la recherche de quelque chose de très précis, et qui font le tour de toutes les boutiques pour pouvoir trouver:
Inutile de vous dire que j'ai eu beau feuilleter des tas d'albums de coloriage (pour la simplicité du trait), des livres d'art ou des abécédaires, la dame est repartie les mains vides, mais avec un sourire. On a passé un très bon moment à chercher, toutes les deux, quelque chose qui pourrait l'aider!
Je vais conclure pour ce billet-ci (qui commence à être très long). J'en ferai d'autres (d'autant que je retourne à la librairie en mars pour deux mois! J'ai hâte!). Je ne sais pas encore ce que ces billets diront. Mon but est surtout de vous montrer l'autre côté du comptoir et de vous faire part de mes réflexions sur le travail de libraire et sa place dans notre société (à ma toute petite échelle!). Avez-vous déjà connu de supers libraires qui vous ont, à un moment ou un autre, aidés? Ou au contraire, avez-vous assisté à des scènes de snobisme comme celles dont je vous parlais plus haut? N'hésitez pas à me faire part de votre expérience et de vos commentaires!
(Et bravo pour avoir tout lu jusqu'ici.)